Episode 15 : Mes adieux à Honshu

Le mois de septembre est marquant à plusieurs titres, au premier rang desquels ma seule grosse bêtise commise à ce jour. Elle intervient à l’occasion de l’un des derniers rendez-vous de mon père chez son dentiste. Quand nous effectuons de longs périples en voiture, je voyage dans mon studio IATA, cette caisse de transport conçue pour l’avion. C’est la solution à la fois la plus confortable pour moi et la plus sécurisante pour tous, notamment lors de nos traversées en ferry. Dans la vie courante toutefois, mon studio est délocalisé à la maison et je profite du plancher entre les sièges avant et arrière, une bande moquettée de quatre-vingt centimètres de large sur toute la largeur de l’habitacle. J’y prends mes aises, dormant en boule ou totalement étirée. Depuis que je suis grande, il m’arrive parfois de me dresser sur mes pattes postérieures pour regarder brièvement à l’extérieur, souvent au démarrage de la voiture, rarement en roulant. Je reste sagement à l’arrière, le temps que mes parents fassent les courses, ou comme ce fut le cas ce jour-là, pendant la petite heure que dura le rendez-vous médical. A deux ou trois reprises il m’est arrivé de m’aventurer sur les sièges avant ; il faut bien quelques exceptions pour confirmer une règle, n’est-ce pas ? Ce jour comme les autres, une chose s’est passée. Je ne saurais trop dire quoi. Mais quand mon père a ouvert sa portière, il a immédiatement vu que quelque chose clochait. Même s’il me retrouvait sage comme une image, comme à l’accoutumée. Le fait est que j’avais précautionneusement enlevé la moquette du plancher pour m’attaquer à l’isolant situé en dessous. Vous en avez sûrement déjà vu : c’est fait de textiles de récupération compressés, avec des couleurs aléatoires et une texture toute douce. J’en avais fait un puzzle, éparpillé façon Raoul. Le bon côté des choses, c’est que la moquette elle-même n’avait pas souffert et qu’aucun faisceau électrique n’avait été endommagé. Me gronder après coup n’aurait eu ni effet, ni sens et comme dit mon père : « quand c’est fait, ce n’est plus à faire ». Je comprends néanmoins que je viens de tailler une sacrée encoche dans le pacte de confiance ; et d’ailleurs je ne tarderai pas à comprendre que la liberté en voiture, c’est désormais l’affaire du passé.

Bon à savoir : l’organisation médicale au Japon diffère notablement de ce qui est l’usage français. Ainsi il n’y a pas de médecin généraliste et c’est la structure hospitalière qui coordonne et oriente les soins. Chaque commune est dotée de son hôpital public que viennent compléter de nombreuses  cliniques spécialisées dans tel ou tel domaine (ophtalmologie, urologie, maternité…). S’agissant des soins dentaires, l’organisation du travail diffère grandement du fonctionnement standard français. Le praticien solitaire « à la française » fait place à une TPE industrieuse où plusieurs assistants sont chargés de seconder un dentiste qui peut ainsi intervenir sur plusieurs patients en même temps. Dans l’exemple de mon père, le cabinet compte un dentiste, une secrétaire en charge de l’accueil et de l’administratif, et pas moins de six assistantes dentaires pour quatre sièges de soin qui sont donc occupés simultanément. Les assistantes effectuent les travaux préparatoires, les visites de contrôles et les radiographies par exemple. En chef d’orchestre de ce dispositif bien huilé, le dentiste intervient au moment opportun pour prendre en charge les phases opératives les plus délicates. Son temps et son expertise s’en trouvent optimisés. Autre particularité pour le patient ; chaque moment de la procédure de soin fait l’objet d’une explication et/ou d’une mise en garde afin de prévenir le patient de ce qui va arriver. Ainsi, on prévient à chaque mouvement du fauteuil (montée / descente du dossier). Une attention toute particulière est portée au ressenti de la douleur, anticipée le plus possible en amont de l’intervention, et donc largement atténuée au final. Si cela est possible, plusieurs solutions sont présentées et rien n’est imposé : c’est le patient qui, à chaque stade, décide de ce qui lui convient le mieux. Refait récemment, ce cabinet dentaire proposait une musique d’ambiance aux vertus relaxantes dans les salles d’examen et, dans le hall d’attente, un écran plasma sur lequel étaient projetées des vues aériennes de paysage, là encore conçues pour abaisser le stress des patients.        

Le mois de septembre est occupé à préparer le déménagement que mes parents assureront eux-mêmes cette fois-ci. L’organisation demande de la méthode puisqu’une partie des affaires est destinée à partir à Hokkaido, une autre à être stockée dans une annexe du laboratoire et une dernière à rester sur place puisqu’il est prévu de conserver la maison de Suwa jusqu’au terme du bail initial. Heureusement cette activité ne vient pas troubler mes sorties quotidiennes autour du lac ; seules mes escapades en montagne se font moins fréquentes.

Fin septembre, le fourgon loué pour l’occasion est chargé et je vais pouvoir goûter à la promiscuité de sa cabine durant la très longue journée de route qui nous amène au ferry. Avec un peu d’ingéniosité et une grosse couverture, j’ai pu faire ma place entre les deux sièges. Même si je dors la plupart du temps, c’est la première fois que je peux voir défiler le bitume sous nos roues ! Le jour du départ, je déclenche mes chaleurs. Les pauses sur les aires dédiées de l’autoroute sont les bienvenues, même si les opérations descente et remontée dans le fourgon sont périlleuses. Je passe Ocean road dans le compartiment arrière, où une place a été réservée à mon studio mobile. Arrivés à destination, nous restons juste le temps de décharger, de monter quelques meubles, dont les lits fabriqués sur mesure par mon père au cours du mois écoulé, et de prendre un court repos, assorti de mes promenades obligatoires, avant de repartir le lendemain pour 1200 kilomètres supplémentaires. Jusqu’à notre emménagement effectif le 25 octobre, la meute adoptera le mode camping dans la maison de Suwa. Trois semaines pour dire au revoir à mes connaissances du lac et à me préparer pour mes futures aventures à Hokkaido. 

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