A Hokkaido, selon les moments et les endroits, il est plus commun de croiser le chemin d’un renard que la route d’un bipède. Au cœur même des grandes villes comme Sapporo, il n’y a pas un cours d’eau, un parc qui n’ait un Goupil comme locataire. Je dis Goupil car, comme en France et plus largement en Europe, Hokkaido abrite la même version Vulpes vulpes de ce canidé, que l’on nomme plus communément renard roux. Ce lointain cousin du chien, que l’approche morphologique classe entre le chat et le loup, a les mêmes comportements à Hokkaido et dans le Jura, deux régions pareillement fraîches en hiver. La seule différence tient sans aucun doute qu’il est plus aisément observable chez moi que chez vous, quand bien même l’animal sait se montrer discret dès qu’il le veut, ici aussi. De mon point de vue, l’expression « à pas de loup », pour désigner une approche extrêmement silencieuse, aurait mérité que l’on fasse plutôt référence au déplacement du renard, beaucoup plus léger, en terme de corpulence, et définitivement aérien sur ses appuis. Un Kita Kitsune, selon l’appellation locale du Goupil de Hokkaido, saura vous approcher à moins de deux mètres sans que vous ne vous en aperceviez le moins du monde.
Alors plutôt que d’aborder le renard roux de manière clinique, je préfère vous en présenter la version culturelle, bien plus riche et diversifiée que les fables de La Fontaine ou le célèbre roman de Renart.
Renard se dit donc « kitsune » en japonais. Mais le kitsune est bien plus qu’un simple animal dans l’imaginaire nippon. Les cultures asiatiques sont tellement enchevêtrées qu’il est difficile de savoir avec précision si les contes et mythes en général, et ceux en relation avec le kitsune en particulier, tirent leur inspiration originelle en Chine, en Inde ou au Japon notamment. Pour autant, il semble bien que le renard – kitsune ait fait son apparition dans les légendes vernaculaires nippones dès le Ve siècle de l’ère chrétienne. Ce qui est sûr, c’est que kitsune figure dans le premier recueil d’histoires compilées autour de l’an 800, le Nihon ryoiki.
L’origine même du mot « kitsune » fait débat parmi les experts. En voici une, basée sur une étymologie populaire où « kitsu-ne » signifie « vient et dort » et « ki-tsune » « toujours vient ». Dans un conte du VIe siècle de l’ère chrétienne, il est dit qu’un habitant de Mino, dénommé Ono, rencontra son idéal féminin, un soir, dans la lande et qu’il l’épousa. Quand la dame accoucha d’un fils, le chien d’Ono donna naissance à un chiot, lequel témoigna d’une hostilité grandissante envers l’épouse de ce dernier. Malgré les demandes de sa femme, Ono refusa de tuer le chien et, un beau jour, celui-ci attaqua la Dame si violemment que, reprenant son apparence de renarde, elle s’enfuit dans la lande. Pas rancunier de l’usurpation d’identité et toujours amoureux, Ono invita la mère de son fils à revenir quand elle le voulait et c’est ainsi que la Dame vint dormir (kitsu-ne) entre ses bras chaque soir (ki-tsune) avant de repartir le lendemain matin sous sa forme originelle d’une renarde.
Si le renard tient une place particulière dans le folklore nippon, c’est parce que le kitsune est aussi un être surnaturel, associé au culte shintoïste. Intelligence supérieure, longue vie et pouvoirs magiques, tels sont les attributs de l’esprit renard. Le kitsune peut être bienveillant ou espiègle et malicieux. Les renards les plus vieux et les plus puissants ont jusqu’à neuf queues. A ce stade, ils incarnent l’omniscience et la sagesse infinie.
Les kitsune ont la capacité de se transformer en humain, le plus souvent sous la forme d’une belle femme, d’une jeune fille ou d’un vieil homme. Dissimuler leur queue est alors leur plus gros problème, avec celui que pose la proximité de chiens qu’ils craignent et haïssent. Dans le Japon médiéval, il était d’usage de considérer qu’une femme inconnue, rencontrée la nuit, puisse être, en réalité, une renarde.
Selon les mythes et les légendes, le kitsune peut posséder de nombreux pouvoirs surnaturels, comme celui de voler, d’être invisible, de tordre l’espace-temps ou de créer des illusions plus vraies que la réalité. Plus inquiétant, le kitsune peut rendre fou : la possession par l’esprit renard était une maladie reconnue depuis l’époque Heian et encore diagnostiquée comme maladie mentale au début du XXe siècle.
Dans la religion shinto, les kitsune sont étroitement associés à Inari, la divinité du Riz, en tant que messagers de ce dieu. Au point qu’Inari lui-même est souvent représenté sous la forme d’un renard. Certains sanctuaires sont dédiés aux seuls kitsune. Dans l’imaginaire collectif, le renard d’Inari est un protecteur qui éloigne le mal et les démons, d’où la présence de nombreuses statues de renard dans les sanctuaires shintoïstes.
Sans vouloir être complet sur le sujet, je ne saurai en terminer avec le kitsune sans en évoquer le côté farceur, entre malice joueuse et pure malveillance. Marchands cupides, samouraïs trop fiers et roturiers fanfarons figurent au nombre des victimes de ses tours pendables ; même le moine pieux ou le pauvre paysan peut devenir l’objet d’un de ses cruels tourments. Vous comprenez mieux, dès lors, les raisons pour lesquelles les petits japonais sont prompts à donner l’alarme à la vue d’un renard inoffensif et pourquoi les adultes l’écarte de leur chemin sans faire montre d’une trop forte hostilité à son endroit. Après tout, sait-on jamais de quoi serait capable un kitsune mal disposé envers soi ? Vous dites superstition ?! Considérez cela plutôt comme une précaution élémentaire. Au pays du shintoïsme, les esprits sont en toute chose, et notamment chez notre ami Goupil !
Bon à savoir : Une dernière précision pour finir. A Hokkaido, le Kita Kitsune sait se montrer particulièrement familier, pour ne pas dire « amical ». Cheminant le long des routes, n’hésitant pas à errer sur les parkings qu’il sait fréquentés par les touristes, le renard local vient facilement à la rencontre des gens en quête de nourriture. Il se satisfera des reliefs d’un repas ayant échappé au réflexe « poubelle », mais pourra tout aussi bien se montrer insistant s’il perçoit, chez vous, une « ouverture », comme dirait un Bronzé bien connu. Les autorités locales ne recommandent pas (doux euphémisme) le nourrissage des renards, sans pour autant l’interdire formellement. Sachez que si vous succombez à la tentation d’ouvrir la fenêtre de votre voiture de location pour jeter quelque savoureuse pitance, vous prenez le risque de voir les pattes du Goupil se poser sur la portière, et laisser, par voie de conséquence le souvenir de ses griffes sur la peinture métallisée. A l’occasion, le renard peut même monter sur le toit du véhicule, surtout s’il trouve l’antenne radio à son goût. Mais plus que tout, gardez bien en mémoire que pour mignon et sympathique qu’il semble paraître, le Kita Kitsune reste un animal sauvage, imprévisible dans ses réactions, et potentiellement porteur de parasites dont il est préférable de se tenir éloigné !