Fin octobre 2022, nous nous installons dans notre nouvelle maison, accueilli par un grand soleil et une tempête de ciel bleu qui va se prolonger une huitaine de jours avant que la neige, rapidement fondue, nous fasse un premier clin d’œil. Déjà, nous subissons les gelées matinales, légères en comparaison avec ce qui nous attend. Mon père se charge des promenades quand le jour hésite encore à se lever et quand, le soir, il a préféré nous quitter pour aller faire sa vie plus à l’ouest. A charge pour ma mère d’encadrer la promenade intermédiaire afin que les derniers travaux d’emménagement soient promptement effectués. Dès le 7 novembre, je croise le chemin d’un nouveau représentant de la famille Renard à moins de cinq cents mètres de la maison – il s’agit d’un couple, en réalité. On se jauge de loin : curiosité partagée. « Hé oui, les gars, il y a un nouveau shérif en ville ! ». Durant cette même promenade, je peux observer le boulottage de deux écureuils, manifestement pressés de faire des réserves de lipides avant la survenue des grands froids. Pas de doute, nous sommes désormais en immergés en pleine nature. Pour l’instant je prends mes marques : repérages et intenses réflexions participent à me faire bailler très souvent, assise sur mon séant. Bientôt, à la vue d’un écureuil, je m’étirerai le plus possible pour essayer d’atteindre la branche du pin nourricier ; à défaut, je ferai des bonds autour du tronc en espérant un meilleur résultat. En vain, naturellement puisque les écureuils ont une fâcheuse tendance à s’élever vers les cimes pour prendre la fuite, quand ils ne sautent pas d’arbre en arbre pour brouiller les pistes. En parlant de saut et de bond, j’attire votre attention sur le fait qu’un Kishu possède une détente verticale qui n’a rien à envier à celle d’un Boxer ; et qu’il est capable de grimper les barreaux horizontaux d’une clôture s’il existe une sérieuse motivation de l’autre côté, raison pour laquelle les barrières doivent être hautes et uniquement faites d’obstructions posées verticalement. Avis aux adoptants potentiels
Le mois de novembre est l’occasion de reconnaître les différents parcours possibles pour mes promenades quotidiennes. L’avantage du secteur, c’est que l’on peut facilement varier les plaisirs dans un village où il est plus courant de croiser un renard qu’un humain.
Pour terminer, laissez-moi dire quelques mots de mon nouvel environnement. La commune d’Ashibetsu est située au nord-est de Sapporo, à deux pas du parc national Daisetsuzan, et soixante kilomètres de sa porte d’entrée, Asahikawa. En bordure de la rivière Sorachi, elle s’étend sur 865 km² pour moins de 13.000 habitants, soit 15 habitants au km². Ashibetsu est l’une de ces localités qui, aujourd’hui, font figure de ville fantôme depuis l’arrêt des activités minières à Hokkaido dans les années 1990. A son apogée, au milieu du siècle dernier, la cité comptait plus de 70.000 âmes, avec tout ce que cela induit en offre de logements, magasins, activités de service et infrastructures municipales (groupes scolaires, parc d’enfants, centres communaux…). La « mine » a marqué la cité de son empreinte, sans doute parce que c’est elle qui l’a généré, en réalité. Avant 1924, il n’y avait rien ni personne, ou quasiment ; à l’ouverture de la première mine, tout s’est donc organisé autour de cette industrie d’extraction : l’urbanisme moderne, avec ses rues parallèles se coupant à angle droit, les traditionnelles maisons de brique rouge rappelant les corons chers à Pierre Bachelet, le concept d’habitat groupé afin de faciliter le transport de mineurs travaillant selon le système des 3/8, la construction de plusieurs barrages hydrauliques sur la rivière pour assurer les besoins en énergie électrique, la voie ferrée à ligne unique pour le transport du charbon vers la côte où attendaient les minéraliers en partance pour Honshu…
Aujourd’hui, nombre de commerces ont baissé leur rideau métallique ; on ne compte plus les écoles fermées, les terrains anciennement bâtis livrés à une végétation luxuriante ou les maisons menaçant ruine. Il faut dire que les conditions climatiques sont impitoyables pour les constructions d’origine humaine, en l’absence d’un entretien régulier, et que les toitures s’écroulent facilement sous le poids d’une neige tombant en abondance (plus de 6.5 mètres cumulés pour 75 jours de précipitation en moyenne). Pour autant, cette ville n’a pas baissé les bras ; elle a choisi de se réinventer. Depuis le tournant des années 1980, Ashibetsu entend tirer avantage de la transparence exceptionnelle de son ciel étoilé : désormais, la commune se présente sous l’appellation marketing « Star city ». Le réseau hydraulique communal s’orne ainsi de plaques d’égout à l’effigie des constellations et des signes astrologiques ; une étoile jaune, partielle, sur fond bleu figure sur tous les supports imaginables. Ashibetsu a peut-être la tête dans les étoiles, mais elle conserve les pieds sur terre, avec une activité maintenant tournée sur la ressource forestière et sur l’agriculture. Et qui sait ? Le stock de charbon en sous-sol est encore impressionnant ; l’arrêt de l’activité s’est décidé non par manque de ressource, mais en raison d’un coût non concurrentiel avec les autres énergies fossiles et par rapport au charbon extrait à la dynamite sans égard pour l’environnement dans d’autres pays producteurs (Chine, Inde). Quand on constate ce qu’il se passe dans certains pays européens, rouvrant des mines en détruisant des villages par exemple (Allemagne), et si nécessité fait loi, alors les villes fantômes de Hokkaido pourraient bien connaître un second âge d’or.
Partout on trouve des aires de jeux destinées aux enfants ; leurs installations ludiques, en béton ou en acier, ont, certes, connu des jours meilleurs, mais elles continuent d’offrir des lieux de détente bienvenus. De la même façon, l’omniprésence de la religion est partout visible. Les temples bouddhistes –de diverses obédiences- voisinent comme pour mieux se faire concurrence ; on trouve même des lieux du culte chrétien (église et temple des témoins de Jehova). En fait, c’est le culte shinto qui fait ici figure de parent pauvre d’une contrée qui se repère de loin grâce à la présence d’une immense statue de la déesse Kannon, haute de 88 mètres, la troisième plus haute du Japon et la dixième au rang mondial !
Je ne vous cacherai pas que nos nouveaux voisins ont été étonnés de nous voir débarquer de l’île de Honshu ! A les écouter, le centre de Hokkaido, fait figure d’exil intérieur, même pour les gens de Sapporo ! Quant aux autorités municipales, elles n’ont pas manqué de signaler à ma mère que mon père est le premier « gaijin », ou étranger, à être officiellement enregistré au titre de résident sur la commune ! Et bien entendu, vous aurez sans doute deviné que je suis le seul Kishu du coin !