Episode 5 : Avril 2021

Le soir du 3 avril est à marquer d’une pierre blanche : je réalise ma première promenade autour de la résidence. Les chemins caillouteux dans un rayon d’un kilomètre autour de notre appartement constitueront l’atelier préférentiel de mes découvertes du monde extérieur durant les prochains mois. Comme tout est relativement nouveau pour moi, je vais de droite et de gauche, revenant souvent sur mes pas, pour me familiariser avec une explosion d’odeurs puisque, à l’évidence, je suis en train de parcourir un circuit emprunté par nombre de mes congénères. Je suis en laisse, mais mon père me laisse relativement libre dans mes mouvements : ce sera notre modus operandi implicite, en compensation de ma liberté entravée.   

Bon à savoir : Avec 125 millions d’habitants, le Japon compte quasiment deux fois plus de population que la France, pour un territoire réduit, équivalant à 70% de la surface hexagonale. Avec une densité moyenne de 330 habitants par km² (pour moins de 110 hab/km² en France), ce pays multiplie les « villages » qui feraient pâlir nombre de préfectures françaises. Ainsi, avec ses 50.000 habitants, la localité de Suwa pèse, démographiquement parlant, trois fois celle de Digne-les-Bains (04) et une fois et demi celle de Nevers (58) (hors agglomération). Dans ces « villages », l’habitat vertical fait figure  d’exception ; et encore compte-t-il rarement plus de trois niveaux. L’occupation des sols fait la part belle à l’habitat individuel bâti sur des terrains inférieurs à 300m² qui côtoient des entreprises du secteur secondaire ou des parcelles agricoles. L’ancrage patrimonial japonais réfute la rationalisation administrative du PLU à la française. Si les parcelles agricoles familiales se transmettent de génération en génération, il n’est pas rare de voir aussi des présidents de société et autres cadres supérieurs de l’industrie faire ce genre d’acquisition dans le cadre d’un « retour à la terre » au moment de prendre leur retraite ; une façon de renouer avec leurs racines rurales, tout en souhaitant produire riz ou légumes sans trop utiliser de pesticides. La nourriture est quelque chose pris très au sérieux au Japon, mais c’est un autre sujet sur lequel j’aurai sûrement l’occasion de revenir.

J’ai bien grandi et le franchissement du seuil pour gagner le balcon en est facilité. Avec le temps, nous avons convenu d’un code que je continue à utiliser encore aujourd’hui quand je veux sortir : je gratte la paroi mobile de l’ouverture pour signifier mon désir de prendre un bol d’air, ou satisfaire un besoin naturel sur le gazon synthétique. Car en dépit de mes sorties récréatives, je reste fidèle à mon premier lieu d’aisance. J’ai certes grandi mais l’escalier me pose un léger problème : avec ses marches étroites et raides, au standard des petits pieds nippons, il reste impressionnant dans sa version descendante. J’accepte donc volontiers l’aide de mains secourables. Pour monter en revanche, j’escalade les quinze degrés avec une détermination farouche.

Dès la mi-avril, je sors quatre fois par jour. Mon trop plein d’énergie a besoin de trouver un exutoire et ma mère préfère que cela se passe en extérieur plutôt qu’entre les quatre murs du séjour. Et c’est précisément le 15 du mois que je fais l’expérience d’une sortie sans entrave. En effet, mes promenades sont automatiquement bridées par l’usage d’une laisse et d’un collier. Ce jour-là, je suis amené sur le dog run d’un centre commercial. Il s’agit, en l’occurrence, d’un enclos d’une vingtaine de mètres de long pour environ huit mètres de large. La surface est amplement suffisante pour que je me dégourdisse les pattes à ma guise, en furetant parmi les odeurs laissées par mes congénères. Je suis seule et cela me va bien. A mes parents aussi d’ailleurs, qui m’incitent à courir de l’un à l’autre au moyen d’une balle qu’ils se renvoient. Je m’essaie à ce nouvel exercice, mais autant vous l’avouer, ce jeu m’excite beaucoup moins qu’eux ! Je préfère longer la clôture ou courir d’un effluve à un autre.

Le risque de nouvelles précipitations neigeuses est maintenant écarté ; les pneus hiver de la voiture ont été remisés et je peux donc prendre de la hauteur pour découvrir l’un des sommets environnants. J’habite à 770 mètres d’altitude ; là, je vais connaître l’ivresse des cimes en grimpant allègrement au-dessus des 1.200 mètres ! Le dog run du mont Yatsugatake offre deux enclos, le plus petit destiné normalement aux petits modèles, genre Loulou ou Chihuahua, le second ouvert à tous les chiens. Deux obligations à respecter : être à jour de ses vaccinations et ne pas être en période de chaleur. Cette sortie est l’occasion pour mes parents de se faire une première idée de l’endroit et d’étudier mon comportement avec mes congénères. Pour cette première, je vais rester en dehors du parc, promené à la laisse. Néanmoins je peux m’approcher du filet de la clôture, ce qui me permet de faire connaissance avec des étrangers. Je dis bien étrangers, car tous les chiens qui s’ébattent à ce moment-là de la journée ont des origines occidentales : Labrador, Golden retriever, Bouledogue français, Caniche, Colley nain… Je fais d’incessants aller-retours le long de la séparation, pourchassant ou poursuivi par l’un ou l’autre de ces aboyeurs. De temps à autre, je me mets sur le dos, présentant mon ventre en guise de soumission à mes aînés. Apparemment cette sortie est un succès puisque trois jours plus tard, et trois fois de plus avant la fin du mois, j’aurai le droit de me confronter à cette clique d’habitués du parc.  

Mes premiers pas – et tous les suivants ! – dans le vaste dog run de Yatsugatake vont révéler mon tempérament : active, débordante d’énergie, un peu brusque -pour ne pas dire virile- et opiniâtre. Du haut de mes quatre mois, je préfère grandement me confronter à plus gros que moi, quitte à témoigner de bonne grâce de ma soumission quand cela devient nécessaire. En revanche, j’ai plus de mal avec les malingres et les mous du jarret qui n’apprécient pas d’être bousculés ou chahutés. Je ne fais montre d’aucune agressivité mais certains parents s’effraient quelque peu de mon enthousiasme, notamment une famille avec deux lévriers afghans. Il faut dire que montés sur leurs échasses tellement fines qu’elles doivent sûrement être fragiles, ceux-ci préfèrent faire bande à part en ne participant pas à nos jeux engagés. Mon père doit donc me rappeler à l’ordre à l’occasion, et ma mère s’excuser de mon enthousiasme débordant !

Je me suis fait deux potes : le premier est un bouledogue français d’un an et demi répondant au nom de « Marron », parce qu’il l’est, marron ! Certes il n’est pas haut sur pattes, mais il est costaud, le bougre. Nos échanges sont vifs, rarement tendus –le temps d’une aussi brève que subite explication de texte- mais il fatigue vite… et il doit souvent faire un arrêt au stand de la buvette ! Mon second copain est un jeune Colley qui me permet de faire des pointes de vitesse, même si cela se termine parfois par des freinages mal contrôlés qui finissent en roulé-boulé.

Comme le parc est distant de notre domicile, j’arrive là-bas sur le coup des 10h30. Cela me laisse une grosse heure pour échanger avec mes congénères avant que ceux-ci désertent notre terrain de jeu parce que le bipède japonais est à cheval sur l’heure des repas ! Il n’est donc pas rare que je termine seule ma sortie, allant et venant sur toute l’étendue d’un espace devenu privatisé ! Je fais du muscle et ces sorties me font faire des longues nuits réparatrices – pour moi et pour mes parents !

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